Un patrimoine impressionnant

Loin d’être un événement isolé, la construction d’un orgue neuf dans l’église Saint-Sébastien, de 1879 à 1881, s’inscrit dans un mouvement général de renouvellement de tous les orgues de Nancy. Période faste dans l’histoire de la ville, la seconde moitié du XIXe siècle voit l’orgue profiter d’une bourgeoisie en pleine ascension.

Des conditions favorables

Le traité de Francfort (1871) consécutif à la défaite de 1870, place Nancy à 25 km de la frontière et lui rend son rôle de capitale régionale. Plus de 10.000 Alsaciens ou Mosellans viennent grossir une population qui passe de 45.000 habitants en 1850 à 119.000 en 1911 !...
Pour répondre à cette croissance démographique, de nouveaux quartiers se construisent et de nouvelles paroisses sont créées. Devenues trop exiguës, des églises anciennes sont remplacées par des édifices neufs plus vastes, en particulier sous l’impulsion de Mgr Trouillet, infatigable curé-bâtisseur, à qui l’on doit notamment la basilique Saint-Epvre.
L’émulation, voire la concurrence entre les paroisses poussent celles-ci à entreprendre de grandes dépenses pour les églises et notamment pour les orgues.

Un renouvellement des instruments

Entre 1850 et 1910, il n’y a pas une paroisse où l’on n’ait pas construit ou reconstruit un orgue, somme en témoigne cette impressionnante chronologie, limitée aux grands instruments :
• 1857-1861 : reconstruction du grand-orgue de la cathédrale par Aristide Cavaillé-Coll, célèbre facteur parisien, qui en fait son plus grand instrument en province (4 claviers, 63 jeux).
• 1867-1869 : construction par Joseph Merklin d’un grand-orgue à Saint-Epvre, qui obtient la Médaille d’Or à l’Exposition Universelle de 1867 et est notamment inauguré par Anton Bruckner. (3 claviers, 44 jeux).
• 1879-1881 : construction par les facteurs mosellans Dalstein & Hærpfer d’un grand-orgue neuf à Saint-Sébastien (3 claviers, 46 jeux).
• 1889 : deuxième grand instrument de Cavaillé-Coll à Nancy, installé dans l’église Saint-Léon (3 claviers, 38 jeux).
• 1897 : construction d’un nouvel orgue à Saint-Nicolas, par Henri Didier, d’Epinal, qui en fait un de ses chefs d’œuvres (3 claviers, 34 jeux).
• 1907 : construction d’un grand-orgue pour la basilique du Sacré-Cœur, chef d’œuvre posthume de Charles Didier-Van Caster (3 claviers, 48 jeux).

Une mutation esthétique

Durant la première moitié du XIXe siècle, les orgues construits à Nancy obéissaient à une esthétique post-classique, encore très proche des habitudes du XVIIIe siècle, illustrée par les organiers Jean-François Vautrin et Joseph Cuvillier. Ainsi que par Joseph Régnier, auteur en 1850 d’un volumineux ouvrage sur l’orgue. Mais la reconstruction du grand-orgue de la cathédrale par Aristide Cavaillé-Coll ouvre les oreilles des nancéiens à des sonorités nouvelles, inspirées par un orchestre symphonique en pleine évolution. Dorénavant, c’est l’orgue romantique, voire symphonique, tel qu’il a été conçu par les facteurs d’orgues parisiens, qui emporte tous les suffrages des organistes et des ecclésiastiques et qui sert de référence.

Le triomphe de l’orgue parisien

Le prestige de l’orgue acheté à Paris est alors tel que les grandes commandes échappent aux facteurs lorrains. Joseph Cuvillier hésite à adopter le nouveau style symphonique et ne tarde pas à passer pour démodé. Quand au Suisse Jean Blési, amené à Nancy par Mgr Trouillet, son esthétique est souvent ressentie comme trop germanique et il doit se contenter de marchés de second ordre (Saint-Mansuy, Grand Séminaire, Laxou). La commande du grand-orgue de Saint-Sébastien à la maison Dalstein & Hærpfer est le premier signe d’une rupture de l’hégémonie parisienne et d’une renaissance de la facture régionale.

Saint-Sébastien, une synthèse entre l’orgue français et l’orgue allemand

Dans cette paroisse déjà ancienne, on souhaitait à l’évidence faire l’acquisition d’un orgue de prestige, qui puisse rivaliser avec les chef-d’œuvres de la Cathédrale et de Saint-Epvre. Des devis sont demandés à Aristide Cavaillé-Coll et à Joseph Merklin, qui a déjà livré un orgue de chœur à Saint-Sébastien en 1864.

Pourtant, le conseil de fabrique porte finalement son choix sur Dalstein & Hærpfer, de Boulay, dont le projet est moins cher, malgré les frontières douanières. Les facteurs mosellans y édifient leur chef-d’œuvre, qui constitue une synthèse entre les esthétiques française et allemande. Si l’instrument comporte un grand récit expressif à la parisienne, certains jeux sont indéniablement empruntés à la facture wurtembergeoise et la technologie générale est nettement celle d’un orgue allemand, avec notamment l’emploi généralisé de sommiers à pistons.

Cette dualité s’explique sans peine par la formation des deux fondateurs de l’entreprise de Boulay : Johann-Karl Hærpfer est un allemand qui a appris son métier chez des facteurs germaniques (Steinmeyer et Walcker) ou helvétiques (Haas). Mais c’est à Paris qu’il a rencontré le Lorrain Nicolas-Etienne Dalstein, sur le chantier de Saint-Sulpice, où Cavaillé-Coll édifia le plus grand-orgue de France.

Ayant bien assimilé les deux esthétiques, Dalstein et Hærpfer en proposent à Saint-Sébastien une synthèse impressionnante, créant un orgue européen avant la lettre, dans une époque si marquée par les nationalismes.

Un chef-d’œuvre préservé

A l’orée du XXe siècle, Nancy était une des villes dominantes de l’orgue symphonique en France, avec Paris, Lyon et Toulouse. Depuis lors, de nouvelles évolutions du goût sont venues menacer ce patrimoine de premier plan, en aboutissant à la transformation, voire à la destruction de nombreux instruments du XIXe siècle. Seuls trois orgues symphoniques ont échappés à ces dommages : Saint-Epvre, Saint-Nicolas et Saint-Sébastien.

La restauration du grand-orgue de Saint-Sébastien par la manufacture d’orgues Laurent Plet associée à Jean-Baptiste Gaupillat a su préserver les particularités d’une facture régionale si originale tout en rendant à l’instrument une splendeur que les ans et la poussière avaient altérée.

Christian Lutz